Revue d’Études Décoloniales
(ISSN 2551-5896)
Comité d’édition et de rédaction
Eddy Firmin (Artiste, Minoritart)
Sébastien Lefèvre (Maître-Assistant CAMES, Littérature afro-latino-américaine)
Paul Raoul Mvengou Cruzmerino (Maître-Assistant CAMES, Anthropologie)
Lenita Perrier (Docteure de l’EHESS, Socio-anthropologie)
Maria Thedim (Docteure en Didactique des langues, des textes et des cultures, Université Sorbonne Nouvelle, Chercheuse indépendante)
Tamara Albarracín Sánchez (Diplomée du Master en Genre et changement social et politique : perspectives transnationales, Université de Paris)
Comité scientifique
Paolina Caro-Astorga, Labo Décolonial
Arturo Escobar, University of North California-Chapel Hill
Ramón Grosfoguel, University of California-Berkeley
Fernando Proto Gutierrez, Universidad del Salvador USAL
Depuis trois décennies, dans le Sud global et notamment en Amérique latine et dans les Caraïbes, les approches décoloniales portent la critique d’une modernité dont le fonctionnement normal suppose la construction d’altérités marginalisées et dominées. Celles-ci sont le fait de penseur·ses qui, depuis les anciennes périphéries coloniales, imaginent des solutions inédites pour sortir de l’impasse. Ces intellectuel·les ne se contentent pas de remettre en question la globalisation néolibérale, l’hégémonie culturelle de l’Occident, la catastrophe écologique, le racisme, le sexisme et le classisme structurels ou un universalisme qui ne tient pas ses promesses. Iels élaborent également de nouveaux projets pour vivre ensemble, considérant que le moment est venu de passer à cette « transmodernité », ancrée dans la revendication de « l’extériorité » dont parle le philosophe argentin Enrique Dussel. De même, la notion de « pluriversalité » renvoie à l’existence d’autres formes d’ontologies, en dehors, superposées et en dispute avec le modèle hégémonique et uniformisant du projet moderne-colonial.
Une telle perspective n’aurait pas pu se dégager sans un concept central, qui fut élaboré au début des années 90 par le sociologue Aníbal Quijano : la colonialité du pouvoir. À la différence du colonialisme, mode d’administration des colonies qui disparut après les guerres d’indépendance, la colonialité ne serait pas une séquelle du passé mais le socle de notre présent : « l’envers de la modernité ». Pour le penseur péruvien, elle constitue la « matrice coloniale du pouvoir » mise en place avec l’émergence du système-monde colonial moderne, lors de la Conquête des Amériques. Indissociable de l‘émergence du mode de production capitaliste, celle-ci définirait et structurerait, depuis son apparition au XVIe siècle, les rapports sociaux de domination, d’exploitation et de conflit résultant de la dispute capitaliste pour le contrôle de quatre domaines : le travail, le sexe, l’autorité et l’intersubjectivité – chacun·e avec ses ressources et ses produits. Le racisme, le patriarcat et la sexualité constituent ainsi des axes centraux d’une chaine hétérogène et systématique de la configuration du pouvoir. Le dispositif de domination culturelle et de production des subjectivités est donc articulé à un système d’exploitation sociale global, à travers le développement de formes de travail et de pouvoir différenciés selon que les populations appartiennent au monde occidental ou aux pays exploités, dominés et colonisés par les puissances capitalistes du Nord global.
En Amérique Latine et ailleurs, le concept de colonialité du pouvoir a produit des rencontres entre penseur·es qui interrogeaient les pratiques ou discours des Occidentaux avec leurs Autres coloniaux. Ou les rapports entre modernité et rationalité. C’est ainsi que des intellectuel·les comme Enrique Dussel, avec sa réflexion sur les mécanismes éthiques ou psychologiques de la Conquête, ou Walter Mignolo, avec son analyse des discours des Conquérants et de leurs stratégies de domination symbolique, ont pu rencontrer Aníbal Quijano. D’autres les rejoindraient, et pendant une décennie, dans le cadre du projet Modernité/Colonialité/Décolonialité (ci-après nommé « MCD »), apporteraient leurs pierres à l’édifice. Entre 1998 et 2008, des chercheur·ses comme les colombiens Santiago Castro-Gómez et Arturo Escobar, les portoricains Ramón Grosfoguel et Nelson Maldonado Torres, les argentin·es María Lugones, Walter Mignolo, Zulma Palermo, le péruvien Aníbal Quijano, le bolivien Javier Sanjinés, ou l’équatorienne d’origine étasunienne Catherine Walsh, se sont retrouvé·es pour des interventions ou des publications communes. Leurs approches croisées ont eu un profond impact sur la théorie critique latino-américaine et les mouvements sociaux anticoloniaux.
Le concept de colonialité du savoir, a été pensé dans les années 2000 par le sociologue Edgardo Lander, lequel, comme son compatriote Fernando Coronil, a contribué à la mise en réseau de ces approches. Ce concept faisait apparaître la dimension géopolitique du savoir hégémonique et de la rationalité unique, masculine et occidentale, et des processus d’oppression épistémique (ou d’épistémicide) par lesquels d’autres conceptions du savoir étaient tenues pour « non-existantes ».
Avec la notion de colonialité de l’être, le philosophe Nelson Maldonado-Torres, propose de conceptualiser l’expérience vécue des sujets subalternisés. Ces autres invisibles et indicibles ont été et continuent d’être violenté·es dans leur être à travers un processus de perpétuation physique et symbolique de la conquête.
Enfin, s’opposant à la naturalisation des catégories de sexe dans l’approche de Quijano, María Lugones a également forgé le concept de colonialité du genre, pour montrer que les rapports sociaux de sexe, imbriqués à ceux de classe et de race, ont également été mis service de la colonialité du pouvoir. D’autres féministes reprocheront à Lugones l’homogénéisation des sociétés préhispaniques et l’invisibilisation historique des rapports sociaux inégalitaires en leur sein. Certaines, comme la féministe communautaire Lorena Cabnal, affirment l’existence de « patriarcats originaux ancestraux » – qu’elles sont nombreuses à considérer comme étant moins forts que le patriarcat occidental, avec qui ils entrent en « jonction », pour reprendre les termes de Julieta Paredes, à partir de la colonisation.
Quant à la colonialité de la « nature », elle relève d’un constat : l’exploitation sociale et de la « nature » sont deux rouages d’un même processus destructeur qui a débuté avec le développement de l’extractivisme minier et du système « plantationnaire » (pour reprendre l’expression de Malcolm Ferdinand), eux-mêmes indissociables de l’esclavage et du travail forcé.
Ces approches interpellent les américanistes, anthropologues, féministes, sociologues, littéraires et géographes que nous sommes, et c’est à ce titre que nous avons créé la RED. Il y a sept ans, en 2015, suite au premier Colloque d’études décoloniales organisé à l’Université Lumière Lyon 2. Notre but était d’abord de faire connaître un courant latino-américain quasiment inconnu en France.
Aujourd’hui, étant donné le climat délétère qui entoure la notion de (dé)colonialité, les idées fausses ou réductrices qui circulent quant aux concepts décoloniaux latino-américains, nous tenons à faire certaines mises au point. D’une part, nous refusons fermement la diffamation et l’ignorance qui envahissent le terrain de la critique, et nous dénonçons les polices modernes de la pensée qui censurent la diffusion des théories critiques.
D’autre part, il ne s’agit plus seulement pour nous de diffuser les idées des penseur·ses du projet MCD. Nous voulons désormais les resituer dans le contexte particulièrement intense des luttes actuelles sur le continent et dans le Sud global. Nous désirons également apporter notre contribution à une meilleure compréhension de ce courant. Nous tenons à proposer une critique constructive des aspects de leurs analyses qui peuvent être remis en question ou nuancés. Conscient·es de la valeur des intuitions fondatrices de l’approche décoloniale comme des limites de certains développements, nous faisons un pari : il est aujourd’hui possible de reconnaître la pertinence de l’apport décolonial latino-américain sans pour autant le transformer en dogme.
Pour cela, nous proposons de le confronter aux autres perspectives critiques dont les féministes parmi lesquelles María Luisa Femenías ou Ochy Curiel qui ont dénoncé les biais andro et nordocentriques des études décoloniales. D’après Rita Segato, les expériences et théorisations féministes n’ont jamais de portée heuristique dans ces réflexions que celles-ci parviennent péniblement à intégrer, mais toujours uniquement comme valeur d’exemple. Nous pensons également à Silvia Rivera Cusicanqui qui voit une forme « d’extractivisme épistémique » dans le geste des auteurs du groupe MCD, pour la plupart tous des hommes privilégiés dans les rapports sociaux de classe et de race, qui s’approprient depuis les universités étasuniennes des idées d’origine populaire. C’est pour ces raisons que certaines intellectuelles indiennes, comme la féministe communautaire Gladys Tzul Tzul, que nous avons traduit dans la RED, refusent fermement l’étiquette « décoloniale ».
Dès lors, pour éviter à la théorie décoloniale de devenir « hors sol », il convient donc aussi de rappeler, en plus des influences de la réflexion marxiste, de la théorie de la dépendance et de la théologie de la libération, l’apport théorique des mouvements sociaux au projet MCD, et de certaines penseuses comme Gloria Anzaldúa qui a notamment conceptualisé les notions de frontière et de métissage.
Chaque numéro propose deux sections.
La première section regroupe une série d’articles thématiques tandis que la seconde, intitulé Varia, porte sur des sujets divers, incluant un espace pour des articles traduits dans le cadre de l’atelier de traduction collaboratif La Minga. La rubrique intitulée Le Blog Décolonial a une portée plus dialogique, elle se présente comme une tribune et un espace de débat, où les auteur·es interrogent des événements ou des débats actuels. Enfin, l’artiste caribéen Eddy Firmin et son équipe de Minoritart publient régulièrement des numéros consacrés à la critique décoloniale de l’art.
Nous sommes heureux-ses d’accueillir pour ce numéro un dossier sur Colonialité et Arts. Il est le fruit d’un intérêt mutuel quant aux questions décoloniales entre les responsables du dossier : Camille Khoury, Gabriella Serban, Lîlâ Bisiaux et notre équipe éditoriale.
A la suite de cette belle collaboration, nous avons décidé d’ouvrir la Revue d’Études Décoloniales à des personnes, des collectifs, appartenant ou non au monde académique, afin de recevoir des propositions pour la prise en charge de numéros thématiques qui constitueraient le dossier principal de chaque numéro. Les responsables s’occuperont de l’appel à communication, du recueil des propositions et de leur mise en norme. Les propositions de thématiques et leur traitement restent soumis à l’appréciation du comité éditorial de la Revue d’Études Décoloniales. Ces propositions sont à envoyer à : reseau.etudes.decoloniales@gmail.com.
Critères pour l’acceptation des textes :
Tous les textes reçus sont examinés et relus par les membres du Comité de rédaction et/ou par l’équipe en charge du numéro thématique. Il peut être demandé, s’il y a lieu, à un/une auteur/autrice de revoir son texte en fonction des suggestions émises par les relecteurs/relectrices.